La thériaque d'Andromaque

Au 18e siècle, l’officine devient un magasin luxueux empreint d’un certain mystère. Sur les comptoirs sont posés balances, poids et mortiers pour la pulvérisation des drogues, tandis que les murs aux rayons sculptés conservent chevrettes, flacons, vases, cannettes, boîtes et pots décorés d’inscriptions latines et de fleurs, comme ce pot de pharmacie en faïence de Delft. Il provient plus précisément de la pharmacie de l’ancien hôpital de Bavière, institution fondée en 1602 par le prince-évêque Ernest de Bavière afin de prodiguer des soins aux Liégeois nécessiteux.

Le personnel soignant est alors composé de « filles de la Compagnie de Miséricorde », qui se constitueront en communauté d’hospitalières augustines à partir de 1626. Dans leurs attributions, les religieuses sont en charge de la propreté de la chambre et du lit du malade, veillent à la nourriture, préparent les médications et assurent le maintien de l’ordre. Elles servent d’intermédiaire entre le patient et le médecin tout en assurant un rôle spirituel. Outre les motifs floraux et les deux paons, le contenu du pot est indiqué en son centre : il s’agit de la thériaque d’Andromaque, aussi appelée grande thériaque. Ce nom est formé sur l’adjectif thêriakos, signifiant « ce qui concerne les bêtes venimeuses ».

Cette appellation est utilisée pour la première fois par Nicandre de Colophon au 2e siècle avant notre ère. Mais l’histoire retiendra la composition effectuée par le médecin de Néron, Andromaque (1er siècle) et popularisée par Galien (2e siècle), l’un des Pères de la médecine. Andromaque ne part pas de zéro ; il reprend une préparation existante, le Mithridateion, du nom de Mithridate VI Eupator (1er siècle aec), roi du Pont, à laquelle il ajoute de la chair de vipère. Selon la notion de thérapie sympathique, c’est la cause du mal qui fournit le remède. Les vipères passent donc pour avoir dans le corps un antidote contre leur propre venin, antidote également efficace contre d’autres poisons. Le malade retrouve une peau neuve, à l’image du serpent qui en acquiert une nouvelle lors du processus de la mue. Galien précise que si la thériaque est d’abord efficace contre les poisons, puis contre les venins, elle l’est aussi contre les maux d’estomac, les essoufflements, les troubles de l’intestin, la jaunisse ou les spasmes.

Du fait de ses nombreux ingrédients, la préparation prend un caractère légendaire et mystérieux au Moyen Âge. La thériaque connaît une renommée fulgurante, que ce soit dans le monde byzantin, arabe ou latin. À la Renaissance et surtout au 17e siècle, les sources à son sujet se multiplient et sa composition devient plus précise. Cet électuaire (médicament de consistance molle composé de substances pulvérisées en suspension dans du miel, du sirop ou une résine) se compose alors d’une soixantaine de substances médicamenteuses, dont les principales sont la chair de vipère, les glandes de castor, la cannelle, le poivre, la noix de muscade, le safran, la myrrhe, la valériane et d’autres plantes comme la scille. Ce remède complet est destiné à parer au plus grand nombre de maux. Il est principalement connu pour ses vertus d’antipoison, mais est aussi jugé utile contre les coliques, l’asthme, la jaunisse, les ulcères de la vessie, les difficultés urinaires, les douleurs aux reins, voire la peste et la dysenterie.  

La difficulté de se procurer les ingrédients fait de la thériaque un produit précieux, que les faussaires tentent d’imiter. Les pouvoirs publics veilleront progressivement à encadrer son commerce, comme celui des autres drogues, par une réglementation plus stricte du métier d’apothicaire. Dans la région liégeoise, ce n’est qu’au 14e siècle que le terme d’apoticarius apparaît dans les sources, ce qui dévoile la progressive distinction entre le médecin, qui se réserve le diagnostic, la prescription et la surveillance du traitement et le pharmacien qui  se consacre à la préparation du médicament. Les apothicaires dépendent du métier des merciers, qui disposent d’une halle au marché (détruite en 1468). La thériaque y est déjà mentionnée comme remède lorsque la peste pénètre à Liège en 1349-1350.

Les premières réglementations pharmaceutiques émanent de l’autorité épiscopale. Les règlements donnés par Jean de Bavière en 1414 et 1416 demandent aux « merchiers, épiciers et apothicaires » de vendre leurs marchandises « bonnes et loyales » en respectant poids et qualité. Un nouveau règlement de la confrérie est édicté en 1592 et précise que nul étranger ne pourra ouvrir officine, ni vendre thériaque, poisons ou drogues s’il n’a été visité et examiné par les deux maîtres de la confrérie. Le 24 mars 1699, le prince-évêque Joseph-Clément de Bavière promulgue un règlement entérinant la création du Collège des médecins. Pour la première fois dans l’histoire liégeoise, médecins, chirurgiens et pharmaciens sont associés et dépendent d’une même autorité. Le Collège veille désormais à l’uniformisation des savoirs, au contrôle de la pratique, à la lutte contre les praticiens non patentés et au dénouement des  litiges entre médecins, apothicaires et chirurgiens.

Concernant les apothicaires, il leur est interdit dorénavant de tenir boutique sans avis du Collège. Leurs connaissances seront évaluées en latin et ils devront prouver avoir travaillé auprès d’un maître pendant cinq ans. Ils devront par ailleurs subir un examen pratique : la réalisation d’un « chef-d’œuvre ». L’apothicaire en exercice devra appliquer les ordonnances des médecins à la lettre, avec une attention particulière pour les produits dangereux : narcotiques, purgatifs violents, mercuriels, antimoniaux et vomitifs.

Le Collège enverra chaque année deux médecins et deux apothicaires pour examiner les drogues, composées et simples et « nul apoticaire pourra composer Theriac, Mitridate à moins que les ingrédients ou simples qui y entrent, n’aient vu et examinés par quelques médecins à députer par le collège ». Les apothicaires devront s’y soumettre sous peine de voir fermer leur officine. Afin d’uniformiser les préparations, quatre médecins seront chargés de réaliser une pharmacopée officielle (les étudiants utilisaient alors le dispensaire manuscrit de leur maître). L’ouvrage, la Pharmacopoea Leodiensis,  ne sera réalisé qu’en 1741. Émanation du prince, son usage est rendu obligatoire à tous médecins et apothicaires du pays de Liège. On y trouve la liste autorisée des drogues simples et composées, c’est-à-dire les préparations galéniques, à l’instar de la thériaque, dont le prix est désormais fixé.

Le caractère précieux de la préparation de la thériaque, d’autant qu’il convient de la laisser reposer plusieurs années, fait de sa confection un évènement rare et solennel. Aux 17e et 18e siècles, afin de montrer à tous le sérieux de cette entreprise et l’importance de cette préparation, certains apothicaires orchestrent des démonstrations publiques. En 1774, L.F. Desaive, apothicaire liégeois, est autorisé par le Magistrat de la Cité à exposer dans l’Hôtel de Ville les ingrédients de la Thériaque. L’annonce est rendue publique par voie de placard. Desaive précise qu’il le fait au profit de la santé des citoyens, dans un but d’exactitude et d’émulation pour le progrès de l’art de la pharmacie.

À cette époque, la thériaque n’a pourtant plus bonne réputation, comme le tome XVI de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert le laisse transparaître. L’auteur de la notice sur la thériaque juge qu’il s’agit de « l’une des plus anciennes et des plus célèbres compositions de la pharmacie » dont la composition a varié au cours du temps, mais avec retenue, car il s’agit d’« un monstre pharmaceutique » auquel il est difficile de toucher. L’amas de drogues « bizarres » qui se « conservent mal » et dont les vertus contre les venins ont été réfutées fait dire à l’auteur qu’il faudrait bannir la thériaque d’Andromaque du dispensaire. L’auteur lui préfère la thériaque diatessaron, aussi appelée thériaque des pauvres, du fait de la facilité de sa préparation et de son faible coût.  Il s’agit d’une composition de quatre  substances : racines de gentiane et d’aristoloche, baies de laurier et myrrhe, mélangées à du miel et de l’extrait de genièvre. Selon l’auteur, « elle n’est pas à mépriser » et est fort propre contre les poisons et diverses maladies.

À la même époque, Tissot, l’un des médecins les plus fameux du 18e siècle, publie son Avis au peuple sur sa santé, ouvrage publié dans l’esprit des Lumières et qui se veut avant tout utile au genre humain. Dans son livre, il conseille aussi la thériaque des pauvres pour les fièvres malignes afin de récupérer des forces et rétablir la digestion. Pour lui, la Thériaque d’Andromaque est « de composition ridicule », chère et souvent dangereuse. Mais il est vrai que celle des pauvres ne fait pas dormir, du fait de l’absence d’opium. 

Adulée par les uns, dénoncée par les autres, la thériaque d’Andromaque incarne un symbole fort pour une profession pharmaceutique qui se définit autour de la défense de la tradition et sur l’exercice de préparations empiriques complexes. La préférence pour la thériaque diatessaron au 18e siècle souligne le conflit qui existe à cette époque entre polypharmacie et oligopharmacie, c’est-à-dire entre défenseurs des drogues complexes et simples.

Plus largement, il faut voir dans le rejet de la thériaque d’Andromaque l’esprit des Lumières et de la raison triomphante, qui, débarrassée de la superstition, aspire à placer la condition des hommes au centre des préoccupations philosophiques. La médecine du 18e siècle pose les bases de la science du siècle suivant, celles de l’analyse chimique, héritée des longues recherches menées pour sortir du paradigme alchimique, dont Lavoisier, qui publie sa Méthode de nomenclature chimique en 1787, portera la réflexion la plus aboutie. L’étrangeté des appellations médicamenteuses contribue à jeter le discrédit sur la pharmacopée, qui se modifiera considérablement au 19e siècle grâce au développement de la chimie. De plus en plus, les drogues végétales complexes et parfois toxiques sont remplacées par les principes actifs qu’elles renferment ; l’aspirine voit ainsi le jour en 1858. L’expérimentation sur les animaux, puis sur l’homme, permet une meilleure compréhension des effets produits par les médications. De nombreux remèdes miraculeux disparaissent par conséquent de la pharmacopée au début du 20e siècle, comme l’emplâtre, préparation à base de grenouille ou les thériaques.

Geoffrey Schoefs

Bibliographie

Angenot J.-F., La pharmacie et l'art de guérir au pays de Liège des origines à nos jours, Liège, Eugène Wahle, 1983.

Boudon-Millot V., « Aux origines de la thériaque : la recette d’Andromaque », dans Revue d'histoire de la pharmacie, n° 367 (2010), p. 261-270.

Chast F., « La thériaque à l’époque moderne. Chronique d’une fin annoncée du XVIe au XIXe siècle », dans Revue d'histoire de la pharmacie, n° 368 (2010), p. 493-510.

De Bavière à la Citadelle, Liège, Massoz, 1980.

de Louvrex M. G., Recueil contenant les édits et réglemens faits pour le Païs de Liège & comté de Looz, par les Evêques et Princes, tant en matière de police que de justice, nouv. éd. par Bauduin Hodin, t. III, Liège, Everard Kints, 1751, p. 46.

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, Neuchâtel, Samuel Faulcher, 1765.

Havelange C., Les figures de la guérison, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

L’Esprit des journaux, t. XI, novembre 1775, p. 320

Pharmacopoea Leodiensis, Liège, E. Kints, 1741.

Schoefs G., « L’histoire de la médecine à Liège », dans La leçon d’anatomie, 500 ans de médecine à Liège, Liège, Nowfuture, 2017, p. 6-153. 

Tissot S. A., Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, J. Zimmerli, 1761.

Van Schoor O., « Une préparation publique de la thériaque à Liège en 1774 », dans Revue d'histoire de la pharmacie, n°88 (1934), p. 419-424.

Flahaut J., « La thériaque diatessaron ou thériaque des pauvres », dans Revue d'histoire de la pharmacie, n°318 (1998), p. 173-182.

Légendes des photos  :
  • Pot de pharmacie (photo n°01)
    Début du 18e siècle, Hôpital de Bavière (Liège)
    Faïence de Delft
    Conservé au musée Grand Curtius
  • Pharmacopoea Leodiensis (photo n°02)
    E. Kints
    Liège, 1741
    Conservé à la Bibliothèque Ulysse Capitaine

     
  • Tacuinum Sanitatis (photo n°03)
    Ibn Buṭlān - f.37 recto
    Italie - 14e siècle  
    Conservé à l'Université de Liège

     
  • Le pharmacien (photo n°04)
    P. Longhi
    18e siècle
    Huile sur toile
    Conservé à la Gallerie dell'accademia, Venise